Un patrimoine manufacturier

Par Eva Friede

Au cœur du centre-ville de Montréal, niché dans son écrin de gratte-ciel, de tours de condos flamboyantes et de bâtiments centenaires, se cache un joyau qui date des années 1950. Bienvenue chez Jack Victor, un fabricant de vêtements sur mesure pour hommes fondé en 1913. Étonnamment, cette discrète enseigne ainsi qu’une autre bâtisse avoisinante abritent également son usine, où quelque 1 000 ouvriers coupent, cousent, assemblent et expédient chaque semaine jusqu’à 6 000 vestons et 8 000 pantalons. Véritable fenêtre sur le patrimoine historique des manufactures de vêtements de Montréal, le quartier général de Jack Victor témoigne aussi de la vitalité de cette industrie qui demeure un pilier économique de la ville. Au Québec, on dénombre environ 1 800 entreprises de vêtements, qui constituent la moitié de ce secteur au Canada et contribuent à l’économie provinciale à hauteur de 8 milliards de dollars. En 2018, le Québec a exporté pour 1,17 milliard de dollars de textiles et de vêtements dans le monde, ce qui représente 30 % de plus qu’en 2014 et environ 40 % des exportations totales du genre au pays. Selon les données de Statistique Canada, la grande majorité de ces exportations – soit 941 millions de dollars en 2018 – sont destinées aux États-Unis. Devancée uniquement par New York et Los Angeles, Montréal constitue un pôle majeur de la fabrication de vêtements en Amérique du Nord. « Nous considérons Montréal comme un pont entre l’Europe et le marché américain », déclare Alan Victor, PDG de Jack Victor et troisième génération à la tête de l’entreprise.

Au Québec, on dénombre environ 1 800 entreprises de vêtements, qui constituent la moitié de ce secteur au Canada et contribuent à l’économie provinciale à hauteur de 8 milliards de dollars.

LEADERS D’AUJOURD’HUI 

L’écosystème manufacturier montréalais va des multinationales comme Vêtements Peerless, leader dans le secteur de la mode masculine, et le fabricant d’uniformes Logistik Unicorp aux jeunes start-up qui peuplent les faubourgs industriels du très hip quartier Mile-End. « Certaines entreprises canadiennes comme Peerless et Logistik sont des chefs de file mondiaux », affirme Bob Kirke, directeur général de la Fédération canadienne du vêtement. « Ce ne sont pas des leaders de la mode, mais bien de la gestion de la chaîne d’approvisionnement. »

Forte d’un savoir-faire séculaire dans l’industrie du vêtement, Montréal demeure un pôle d’attraction pour les grands comme les petits joueurs de l’industrie.

On ne saurait non plus passer sous silence l’influence de Peerless, qui fabrique chaque année environ 1 million de ses 10 millions de costumes à Montréal pour des griffes comme Ralph Lauren, Calvin Klein et John Varvatos. Fondée en 1919, Peerless a célébré son centième anniversaire l’an dernier. Alvin Segal, président du conseil et chef de la direction, s’est joint à l’entreprise en 1951. Il en a fait le plus important producteur de vêtements sur mesure pour hommes en Amérique du Nord, en sachant tirer parti des progrès techniques et de l’accès au marché américain octroyé par l’accord de libre-échange de 1989. Des centaines de grands noms de la mode canadienne sont fiers de continuer à fabriquer leurs produits ici, ce qui leur permet notamment d’assurer un contrôle serré de la qualité et d’être réactifs aux besoins du marché canadien et américain. Les fabricants de chaussures comme Martino, Anfibio, Pajar et La Canadienne qui ont su se distinguer dans un créneau bien implanté au Québec – celui des bottes d’hiver – ont toujours un pied dans la production locale. « Les produits fabriqués au Canada ont acquis un certain prestige », affirme John Gunn, PDG de Joseph Ribkoff, qui a de quoi se vanter des coupes impeccables et de la qualité de ses vêtements féminins, dont 75 % sont fabriqués ici.

UN DÉFI DE TAILLE

Tous les acteurs du secteur s’entendent pour dire que le plus grand défi à l’heure actuelle est de recruter la main-d’œuvre. Quand Jack Victor (né Wigdorovici) a quitté sa Roumanie natale pour venir s’installer au Canada en 1907, il s’est retrouvé, comme beaucoup d’immigrants, dans le commerce du vêtement. Son histoire émouvante est relatée dans un superbe livre publié en 2013 pour marquer le centenaire de l’entreprise. À l’époque et pendant une bonne partie du 20e siècle, l’industrie de la mode fut bien souvent la porte d’entrée par laquelle passaient des générations d’immigrants venus au Canada et aux États-Unis en quête d’une vie meilleure. Aujourd’hui, ce ne sont pas les emplois, mais les employés qui manquent. « À Vancouver et à Montréal, le taux d’embauche est fou, affirme Kirke, tant pour les cols blancs que pour les couturiers ». Fort d’un savoir-faire séculaire dans l’industrie du vêtement, Montréal demeure un pôle d’attraction pour les grands comme les petits joueurs de l’industrie. Kirke cite en exemple Canada Goose, la célèbre marque de parka basée à Toronto, qui a récemment ouvert une deuxième usine à Montréal et prévoit y employer 650 personnes d’ici la fin 2020. Alan Victor souligne que la ville abrite toujours des générations de tailleurs et d’autres artisans chevronnés. Le recrutement est difficile, oui, mais Jack Victor est déterminé à – et outillé pour – former des travailleurs qualifiés. « Au chapitre de la manufacture, cette ville porte en elle un riche patrimoine qui remonte au début du 20e siècle. Nous disposons d’une base solide sur laquelle nous pouvons nous appuyer pour continuer à transmettre cette expertise d’une génération à l’autre. »

 LA QUALITÉ AU CENTRE DES PRÉOCCUPATIONS

Eric Wazana, fondateur de Yoga Jeans, a pris la situation à bras-le-corps en 2011. Onze ans après avoir lancé son entreprise à succès, il a ouvert une usine de 52 000 pieds carrés dans le but d’exercer un meilleur contrôle sur sa production puisqu’il trouvait difficile de fabriquer des jeans de qualité supérieure en ayant recours à des sous-traitants. Beauce Jeans, située 330 km à l’est de Montréal et à une trentaine de kilomètres de la frontière américaine, fournit des services de production à presque toutes les marques de détail privées du Canada. L’usine pourrait fabriquer jusqu’à 1 million de paires de jeans par an, indique Wazana. « Nous endossons une grande responsabilité sociale et environnementale. » Yoga Jeans, qui cible toutes les femmes à la recherche d’un jean ultraconfortable, a peu de marge de croissance sur le marché canadien. « Notre regard est tourné vers les États-Unis », ajoute-t-il. Le détaillant de mode Le Château produit 30 % de tous ses vêtements et la moitié de ses robes à Montréal. « Nous ne sommes pas contraints d’acheter des quotas minimums ; nous avons la liberté d’expérimenter et d’offrir un plus grand assortiment de robes », affirme Franco Rocchi, vice-président exécutif de la chaîne de magasins. Si le secteur manufacturier reprend du galon chez nous, c’est en partie parce que les avantages de produire en Chine perdent de leur attrait au fur et à mesure que les coûts y augmentent.

« On pourrait les faire fabriquer à l’étranger si on voulait, mais je ne veux pas », explique Faulkner. À l’instar de ses contemporains, les raisons qu’elle énumère sont d’ordre éthique, écologique et de qualité.

La grande dame de la mode montréalaise Marie Saint Pierre dispose d’un atelier en perpétuelle croissance où elle confectionne ses collections de luxe en employant des techniques spécialisées. Un an et demi après avoir ouvert un atelier de 12 000 pieds carrés, elle prévoit encore prendre de l’expansion pour mieux répondre à ses exigences de production. La designer Eliza Faulkner, qui a démarré son entreprise dans un petit atelier partagé en périphérie d’un secteur industriel, a récemment ouvert son propre atelier dans le quartier Chabanel, la cité de la mode. Diplômée de la Central Saint Martins de Londres et ex-stagiaire chez Erdem, Roland Mouret et Zandra Rhodes, elle s’est taillé une place de choix dans l’industrie avec ses créations fantaisistes et féminines. Faulkner a entre autres profité d’une visibilité exceptionnelle lorsque Sophie Grégoire, épouse du premier ministre du Canada Justin Trudeau, a porté sa robe jaune Pandora devant le pays tout entier le soir de la victoire électorale de son mari en octobre dernier. Le volume de production de Faulkner est infinitésimal comparé à celui de Jack Victor ou de l’un des commerçants mentionnés plus haut : chaque style est fabriqué en une cinquantaine d’exemplaires par saison seulement, en faisant appel aux services de six ou sept sous-traitants à travers la ville. « On pourrait les faire fabriquer à l’étranger si on voulait, mais je ne veux pas », explique-t-elle. À l’instar de ses contemporains, les raisons qu’elle énumère sont d’ordre éthique, écologique et de qualité. Joseph Ribkoff, fondé en 1957, emploie 380 personnes qui travaillent dans trois établissements de pointe situés dans l’Ouest-de-l’Île. Gunn fait valoir l’avantage que lui procure sa proximité par rapport aux marchés canadien et américain, tout comme en termes de production et de qualité. « Nous avons le contrôle », dit-il, faisant écho à tous les manufacturiers locaux. « Quand M. Ribkoff a fondé la marque il y a 62 ans, il voulait offrir aux femmes des vêtements qui seraient non seulement beaux, mais parfaitement ajustés. Le fait que nous soyons une marque canadienne qui conçoit et fabrique ses vêtements ici est déterminant. Ça fait partie intégrante de l’ADN de Joseph Ribkoff. » « Montréal a toujours été l’épicentre de la mode au Canada », affirme Gunn, et il est essentiel d’assurer la pérennité de cette industrie. « Ça fait partie de l'âme de Montréal. »

Source : MontréalStyle